Présentation du sujet de thèse

Présentation du sujet de thèse

8 juillet 2021 Non Par Cyril Lélian Daudé

« Je suis l’autre »

« Je suis l’autre », inscrit de sa main Gérard de Nerval au bas de son portrait gravé par Eugène Gervais en 1854. Il s’agit sans doute de la plus troublante devise du poète français. Elle enjoint à une réflexion sur le dédoublement angoissant du sujet auctorial confronté à une crise identitaire, ainsi que son propre rapport à la création littéraire et artistique.

          Force est de constater que ce questionnement, d’abord porté dans le champ poétique, a rapidement dépassé ce cadre pour s’étendre dans tous les genres littéraires dès lors qu’apparaît le pronom « je ». Ce n’est pas innocemment que Blaise Cendrars, qui tenait Gérard de Nerval (avec François Villon) pour le plus grand poète français, emprunte cette formule dans le premier tome de sa tétralogie, L’Homme Foudroyé, en clausule de la séquence inaugurale du « Vieux-Port ».

          Le succès dont jouit son premier volume permit en outre de faire ressurgir cette question latente dans toute entreprise de création littéraire : quelles voix parlent dans une œuvre littéraire ? Cette question ne cessera de planer sur l’ensemble de son œuvre et sur celle de nombreux auteurs à travers le monde. 

Je suis l'autre

          C’est en effet cette même inscription que nous retrouvons mise en exergue dans chacune des œuvres du corpus qui nous intéresse. Gertrude Stein l’emploie en citation inaugurale de L’Autobiographie d’Alice Toklas, tandis que Mian Mian la retranscrit dans la bouche d’un de ses personnages, Xian Hong, dans sa première autofiction Les bonbons chinois (roman qui lui conférera sa renommée internationale).

          La quantité abondante de livres, d’essais, mais surtout de travaux de recherche qui ne cessent d’être consacrés à cette phrase, « Je suis l’autre », traduit cet engouement pour la question du dédoublement du sujet. Cette association paradoxale du « je » et de « l’autre » suscite les passions : l’autre s’exprime-t-il aussi au travers du je auctorial ?

          Comment une simple inscription, faite à main levée sur un petit portrait de vingt centimètres, peut, encore aujourd’hui, être l’objet de tant d’analyses, de réflexions et de cheminements contradictoires ?

          Sûrement parce qu’une réponse objective et universelle est impossible. En cela, la question insoluble des voix dans la création littéraire participe d’une forme de mystique[1], c’est-à-dire une forme d’initiation et d’enseignement aux mystères et aux croyances (dans une perspective littéraire), dans la mesure où l’auteur (ou le poète) n’est plus seulement lui, mais une espèce d’entité, insaisissable, remettant inlassablement en cause la vérité du locuteur – des voix qui continuent à nous parler par-delà le temps et l’espace, en dehors de toute matérialité. La mystique est intrinsèquement liée aux voix, dans la mesure où l’on peut tenter de déceler le mystère de l’identité auctoriale par l’acousmatique, c’est-à-dire à la perception et l’étude de ces voix qui n’ont pas d’origine, puisque prêtées à des narrateurs fictionnels.

          Des poètes ont transformé ce questionnement comme objet de poésie. Par exemple, Apollinaire s’est ingénié à retranscrire poétiquement les questions relatives à l’acousmatique, au travers de deux poèmes baptisés « Acousmate ». Le premier relate les sons perçus dans le for intérieur par le poète : « J’entends parfois une voix quiète d’absente » ; le second, des bergers suivant une étoile et écoutant les anges chanter. Les voix ne sont plus seulement un processus de création littéraire, mais un sujet de création à part entière. Il s’agit non seulement de réceptionner les voix extérieures et sans origine, mais également les voix qui relèvent de la physiologie, les voix du corps[2] (l’appétit chez Cendrars, la drogue chez Mian Mian, l’amour chez Gertrude Stein).

          C’est ce que l’on pourrait ainsi appeler la fictionnalisation de la voix : dès lors que la voix devient sujet littéraire, elle appartient, au même titre qu’un personnage, à la fiction. En effet, le processus acousmatique contribue à l’émergence d’une fictionnalisation. Elle émane de ce qui est « autre », ou « absent » et donc de ce qui est intrinsèquement acousmatique. Ces voix fictionnelles deviennent, dans les pas de Nerval puis de bien d’autres, l’affirmation radicale de l’altérité définitoire du poète ; il est celui que sa propre création, comme une altérité intérieure, tient à l’écart des hommes, surtout si, paradoxalement comme Cendrars, il vit immergé au cœur de leur société. Mais elle permet aussi l’ouverture à l’autre et partant, aux autres – qu’ils soient intra ou extra-fictionnels – en ce qu’ils participent de la construction effective, textuelle ici, du « je ».

          Cette acception de fictionnalisation de la voix, pour autant, prospère dans un espace trouble où peuvent se confondre les voix réelles et les voix fantasmées (registre acousmatique). En faisant de la voix un objet littéraire, les auteurs ont découvert la possibilité d’insérer leur propre identité dans le mythe en grimant leur propre voix : c’est le mythe de l’autofiction confinant au mystique : c’est-à-dire que l’auteur n’est plus simplement auteur, mais un personnage hybride à mi-chemin entre la réalité et la fiction, incarnant tout à la fois personnage mis en scène et auteur qui se donne lui-même naissance. Cette hybridité confondant réel et fictif transforme l’écrivain, qui se donne lui-même naissance, et lui confère cette dimension mystique. La mystique de l’autofiction repose sur le même principe que la croyance religieuse : comme on peut se questionner sur l’existence de Dieu, on se questionne sur l’existence réelle et effective, de cet auteur qui nous parle. Blaise Cendrars n’est pas Frédéric Sauser, Alice Toklas n’est pas Gertrude Stein, Mian Mian est un pseudonyme face à la censure chinoise. Pourtant, ce sont ces noms qui demeurent, comme une évidence.

          Bien que le terme d’autofiction ne fût institutionnalisé qu’en 1977 par le roman-essai Fils de Serge Doubrovsky, les auteurs n’ont pas attendu l’apparition de ce néologisme pour se mettre en scène au travers des autobiographies tronquées et remaniées. Il conviendra à cet égard de voir à quelle fin se destine cette fictionnalisation du « je ».

          En premier lieu, la puissance de la littérature permet à un auteur de s’auto-engendrer à l’instar d’un être démiurgique, faisant d’elle un objet de mystique : la littérature ouvre en effet un champ de croyances nouvelles (en partie liées à l’imagination) qui créent de nouveaux questionnements et mystères, à commencer par la réalité de ce qu’on entend de notre lecture. Elle rend aussi immortel ces auteurs qui, bien après leur disparition, continuent de parler avec la même éloquence. Surtout, elle interroge notre rapport à l’écoute, à la réception de ces voix acousmatiques, et par leur truchement, à notre rapport à la vérité. À cet égard, le lecteur partage la position d’Apollinaire. Il interroge ce qu’il lit et, par extension, ce qu’il entend de sa lecture : qui parle ? l’auteur mis en scène dans la fiction, ou l’auteur réel ?

          On ne saurait pour autant s’interroger sur toutes ces notions sans une double stratégie d’approche : comparatiste d’une part, car limiter notre champ de réflexion aux frontières françaises reviendrait à exclure ces voix étrangères qui offrent une autre perception de notre rapport à l’écoute littéraire (autres langues, autre rythme, autre façon d’être au monde) ; acroamatique d’autre part, sans quoi toute analyse des sons, de la musicalité des mots et de la place névralgique des voix dans le processus de création littéraire, ne serait pas inscrite dans la matérialité des textes. Il importe de s’entendre sur ce que signifie l’étude acroamatique dans le paysage littéraire. Le terme « acroamatique » désigne l’univers sonore, dont la nature immersive est propice à dissoudre les limites entre le monde intérieur et le monde extérieur. Par extension, elle désigne un type d’enseignement ésotérique, que le maître ne transmet que par la voix à des disciples choisis.

[1] Entendons par mystique ce qui a trait à la fois aux croyances et aux mystères. Dans une perspective littéraire, nous pouvons considérer ce terme avec sa réactivation étymologique, μυέω (muéô), « initier, enseigner ». La mystique dans le champ littéraire nous conduit donc à chercher l’enseignement de ce qui est secret, presque ésotérique, en dépassant le simple texte pour tenter de comprendre ce qu’il y a à l’intérieur du texte, dissimulé (comme, ici, l’identité auctoriale).

[2] « Le ciel que l’on médite et le miel que l’on mange », Apollinaire, « Acousmate ».