Mian Mian : de la folie à l’écriture

Mian Mian : de la folie à l’écriture

12 juillet 2021 1 Par Cyril Lélian Daudé

Table des matières

Il nous faut contextualiser l’apparition de l’écriture chez Mian Mian, dans un environnement historique et culturel bien différent de celui de l’Occident. On ne saurait réellement comprendre l’entreprise artistique de l’autrice chinoise sans une appréhension de sa vie et du contexte, politique, social, culturel et économique dans lequel elle a grandi.

SOMMAIRE

Mian Mian (棉棉) est née en 1970 à Shanghaï. Comme de nombreux écrivains chinois, la grande mégalopole est au cœur de la plupart de ses récits. Surnommée la « bad girl » chinoise, ses extravagances et sa jeunesse sulfureuse sont connues partout dans le monde. Surtout, elle appartient à la génération qui a connu la transition d’un communisme dur à un communisme plus libéral, qui bouleversa à la fois sa vie privée et son destin d’écrivain.

1. La réforme systémique de 1978 de la Chine et l’élan vers la démocratisation des drogues

Accolade entre Deng Xiaoping et Jimmy Carter à Washington, en janvier 1979 – Crédit : Pictures From History / Bridgeman Images

       La réforme économique chinoise engagée à partir de 1978, appelée Boluan Fanzheng (拨乱反正), c’est-à-dire « éliminer le chaos pour un retour à la normale », par le Parti Communiste Chinois (PCC) sous la direction de Deng Xiaoping modifie considérablement la municipalité autonome. Cette réforme systémique s’est progressivement traduite par une ouverture au monde et par l’influence de plus en plus croissante de l’Occident dans les domaines culturels et artistiques. Ces bouleversements vont changer la vision du monde de Mian Mian dès son plus jeune âge. Elle va expérimenter conjointement, dès ses 14 ans, la drogue et la littérature occidentale.

       L’ouverture aux marchés étrangers et la fin des contrôles militaires transfrontaliers participent en effet de l’ouverture à la culture venue d’Occident mais également aux marchés plus souterrains, comme celui des stupéfiants (encouragé notamment par le Triangle d’or et le Croissant d’or). En 1980, alors que la Chine était quasiment débarrassée de la drogue depuis un siècle, Shanghai, en plein boom économique, est devenue l’une des principales villes de transit pour les trafiquants. Elle devient également l’une des principales sources de drogues dures dans le monde (cocaïne et héroïne en tête).

       Pour le sociologue Deng Zhenlai, « La profonde transformation sociale que vit la Chine [dès 1978] exerce une grande influence sur les délits liés à la drogue, qui correspond à l’évolution générale de divers aspects de la vie dans le pays » [1].

       En Chine, le passage d’une société autoritaire à une société plurielle apparaît comme le prolongement naturel des réformes entreprises par le PCC. Cette transition vers une société plus libérale, mais limitée aux mégalopoles et certaines métropoles chinoises, poursuit sa caractérisation par un affaiblissement du pouvoir centralisé et l’émergence progressive de pouvoirs locaux. L’érosion de l’autorité et la réforme orientée vers le marché et la croissance économique rapide, conduit irrémédiablement à un relâchement des mœurs et à une volonté de s’enrichir de façon peu conventionnelle. Toujours selon Deng Zhenlai, « [l]’influence de cette situation sur les délits liés à la drogue apparaît dans le type de personnes qui deviennent toxicomanes ou commettent ces délits. »

2. Boluan Fanzheng, la jeunesse et « l'étau libéral »

La tombe du philosophe chinois Confucius, restaurée durant Boluan Fanzheng sous la réforme de Deng Xiaoping

       Tout ceci, de concert avec l’explosion du trafic de stupéfiants, la discrimination sexuelle envers les femmes, la diffusion d’écrits philosophiques et littéraires d’intellectuels occidentaux et de la musique occidentale (notamment le rock’n’roll américain considéré comme une ode à la liberté), conduit la jeunesse shanghaienne à amorcer une forme de réforme des mœurs. Cette révolution qui ne dit pas son nom est intime et libérale, voire libéraliste. On pourrait, à certains égards, faire l’analogie entre cette révolution silencieuse et la révolution de Mai 68 en France, notamment sur la libéralisation des mœurs.

       Appartenant à cette jeunesse, Mian Mian, qui est éduquée dans une famille engagée politiquement et anti-libérale, voit ces bouleversements de façon paradoxale. À Shanghai où elle naît et où elle grandit, les femmes représentent une proportion importante des toxicomanes (plus de 65% au début des années 1980[2]), en raison notamment de la discrimination sexuelle dont elles sont victimes. Déterminisme du sexe ou non, Mian Mian n’échappe pas à cette vague et consomme des drogues dures à l’orée de son adolescence, manifestement à partir de ses quatorze ans.

       Elle jouit des premiers jalons de la liberté posés par la révolution silencieuse estudiantine en lien avec Boluan Fanzheng, tout en contestant l’influence grandissante du libéralisme sur la Chine. Elle consomme de l’héroïne et organise avant sa majorité de nombreuses fêtes et « rave party » où sont consommés pêle-mêle alcools et drogues. Ces soirées libertines sont, d’après elle, une manifestation de contestation pour « oublier l’étau libéral qui se resserre sur l’Empire du Milieu »[3]. Elle se forge rapidement une réputation de « fauteuse de trouble » et se fait surnommer la 惛怓 (« la mauvaise fille »). Sa toxicomanie de plus en plus dévorante va altérer sa santé mentale de façon radicale : schizophrénie, voix, délires, hallucinations… Ses parents décident de l’interner dans un hôpital psychiatrique en 1987. C’est manifestement en internement qu’elle commence à lire des ouvrages occidentaux, dont Marguerite Duras.

3. L’influence de Marguerite Duras et du « Nouveau Roman » dans l’imaginaire chinois

       Le Boluan Fanzheng a vu se décupler la traduction de nombreux auteurs issus de l’école du « Nouveau Roman », mouvement littéraire qui émerge à la suite des événements de mai 1968 en France. Cette diffusion est due au concours de plusieurs universitaires chinois favorables au Boluan Fanzheng et à l’ouverture de la Chine à la culture occidentale[4]. Le grand public chinois fait connaissance avec les auteurs français dès 1980. Entre Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Claude Simon ou encore Michel Buttor, c’est surtout la figure de Marguerite Duras qui gagne l’imaginaire chinois. Moderato Cantabile est son premier roman à être traduit et publié en chinois mandarin en 1980 par l’universitaire Wanq Daoqian. Il traduira par la suite d’autres œuvres de l’écrivain. Bien que ses traductions restassent restreintes à un public fermé, en raison de leur publication dans des revues littéraires chinoises touchant un faible lectorat, le succès devint immédiat.

       À plus forte raison, l’enfance de Duras en Cochinchine et l’expérience, plus ou moins tronquée – ce qui est un autre sujet -, qu’elle relate dans ses romans permet au peuple chinois de cicatriser certaines blessures du passé, en particulier la Grande Révolution Culturelle de Mao Zedong. Deux chercheurs associés à l’Académie chinoise des Sciences Sociales, Chen Jingliang et Tan Lide, traduisent et diffusent Hiroshima mon amour et Une aussi longue absence. Le chercheur franco-chinois Qing Feng explique que « les intellectuels chinois, qui ont souffert pendant la Grande Révolution Culturelle, ont besoin de confier leurs secrets et de dévoiler ces souvenirs douloureux. Ainsi, le traumatisme de l’après-guerre que décrit Marguerite Duras leur rappelle facilement leurs blessures affectives. »

       Toutefois, la véritable consécration chinoise pour Marguerite Duras arrive lorsque son roman L’Amant, entre autobiographie et autofiction, paraît. Une vraie vague durassienne s’empare du pays. Avec le Goncourt de novembre 1984, le roman est traduit dans plus de cinquante pays dont la Chine. La frénésie durassienne s’empare de l’empire du Milieu. Entre 1985 et 1986, pas moins de six versions chinoise de L’Amant sont publiées, parmi lesquelles la plus reconnue est celle de Wang Daoqian.

       Tout porte à croire que Mian Mian a été l’une de ses premières lectrices, tant les similitudes dans la narration, les procédés d’écriture et la démarche littéraire engagée sont saillantes.

4. Mian Mian et l’influence durassienne : l'Amant de Hong Kong/L'Amant de la Chine du Nord

       Mian Mian se nourrira de cette lecture assidue des œuvres traduites en Chinois de Marguerite Duras pour ses propres écrits, et surtout pour fuir la dimension carcérale de l’hôpital psychiatrique. Elle en profitera pour se familiariser avec la langue française et lire les romans de Duras en langue originale. Pour lutter contre son addiction et pour parvenir à trouver des mots à sa folie, elle commence à écrire dans sa petite chambre hermétiquement fermée, sans fenêtre donnant vers l’extérieur. Elle trouve dans l’écriture une échappatoire à sa propre folie et à son enfermement.

       Son premier roman, qu’elle publiera à la sortie de son internement (à seulement 21 ans !) s’intitulera L’Amant de Hong Kong, une référence évidente à L’Amant de la Chine du Nord de Duras. Son titre est néanmoins éclipsé par celui de l’œuvre de Duras.

       Elle décide donc de reprendre l’écriture de son premier roman, notamment en réexploitant la thématique amoureuse et insistant sur la thématique de la drogue et de la libéralisation de la jeunesse, et publie Les Bonbons chinois. Présenté comme « la version plus aboutie » de L’Amant de Hong Kong, ce roman est en réalité une autofiction dans laquelle Mian Mian projette une adolescence qu’elle n’a pas pu vivre en raison de son internement psychiatrique. Surtout, elle fait entrer le système auditif comme le centre de son procédé d’écriture : sa schizophrénie est mise en scène de façon sublime par les voix qui habitent son récit. Cette approche littéraire, innovante, lui confère un succès incontestable. Le roman est comparé aux romans de Marguerite Duras, notamment par Huang Hong, célèbre critique littéraire chinoise et professeur à l’université de Nankin.

5. Le traumatisme de la censure comme une entrave à la reconstruction personnelle

     Le roman Les Bonbons chinois était davantage un moyen cathartique pour l’autrice de se débarrasser de son addiction et de retrouver, par l’écriture, une adolescence manquée. L’autofiction, et par prolongement l’écriture, fut pour elle le moyen personnel de panser des plaies intérieures et de construire une vie qu’elle n’a pas pu vivre pleinement. Cette conception du processus littéraire est semblable à la conception faite de l’écriture durassienne : au même titre que ses romans ont permis aux intellectuels de panser les plaies de la Grande Révolution Culturelle, le roman de Mian Mian était un moyen intime pour elle de trouver une issue, une autre vie, par l’imaginaire littéraire.

     Malgré tout, ce succès est mal vu par les autorités chinoises. Ses descriptions peu rayonnantes de la Chine vue par le prisme de Shanghai, sur les drogues et leurs effets sur la santé mentale déplaisent au plus haut sommet de l’État. Le roman est rapidement censuré et interdit à la vente, pour raison officielle qu’il participait à « l’apologie de la drogue » (ce qui, objectivement, est tout l’inverse de la finalité de son roman, qui dénonce l’emprise des stupéfiants sur la santé mentale). Cette censure consacre paradoxalement l’écrivain et en fait une référence subversive et incontournable pour toute la jeunesse chinoise. Les Bonbons Chinois sont vendus sous le manteau, des citations en sont extraites et inscrites sur des banderoles lors de manifestations. Mais Mian Mian, a posteriori, ne comprend ni la censure, ni le succès que son ouvrage a généré. Dans un entretien donné à Paris Match, l’écrivain explique : « C’est une fiction que j’ai écrite comme un voyage personnel, rien de plus. Je n’ai jamais planifié ça, je n’ai jamais voulu être connue pour ça. »

     Autrement dit, c’est un double traumatisme pour Mian Mian : la censure ampute sa volonté de se reconstruire, et parachève un succès littéraire indésiré. C’est dans son dernier roman, Spectacle de la Disparition, que l’écrivain relate ce traumatisme. Le titre souligne le paradoxe lui-même : le « spectacle » et la « disparition » sont deux termes antithétiques, qui cristallisent le paradoxe entre la volonté de fuir le succès et de disparaître, tout en le revendiquant publiquement. Et en même temps, comment se reconstruire dans l’imaginaire sans se mettre en scène, sans se donner en spectacle ? Mian Mian confie toujours à Paris Match : « J’ai commencé à préparer ce livre il y a peut-être dix ans, mais j’ai préféré me concentrer sur la musique, l’art. La vérité, c’est que je fuyais l’écriture. C’est toujours la chose la plus difficile à exécuter pour moi. J’ai très peur de la censure. » 

[1] Nous invitons à lire l’étude très détaillée de Deng Zhenlai, « Trafic et consommation de drogues en Chine : deux études de cas », in Revue Internationale des Sciences sociales, N°169, 2001/3, pages 457 à 462.

[2] Cao Feng The Fifth High Tide: Crime Problems in Contemporary China, China Today Publisher, Beijing, 1997, p. 91.

[3] Propos recueillis par Clémence Duranton, dans l’article « Mian Mian : ‘‘Quand on dit que la censure m’a été bénéfique, c’est des conneries ! », Paris Match, 2019.

[4] S’en référer à l’article de Qing Feng : « Une légende de 50 ans : la traduction et l’introduction de Marguerite Duras en Chine », in Synergies Chine, n°14, 2019, pages 29 à 39.